La Force du Désordre

Poétique du chaos usuel

" N'habite avec intensité que celui qui a su se blottir. "

Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, {introduction, p. 53}, ed. PUF, 1957

Gaston Bachelard se réfère à plusieurs reprises à l’action de se blottir dans son analyse de la Poétique de l’Espace (1). Au fil du livre, elle apparaît lors de l’évocation du grenier, du nid, puis des coins. Blottir viendrait de l’allemand Blotten, écraser. Au dictionnaire de la langue française, la définition de l’acte consiste à se ramasser sur soi-même pour se mettre en sûreté ou à l’abri. Celui qui se blottit est en fait celui qui a été bousculé ; celui pour qui le désordre est venu piqué l’ordinaire. Et selon Bachelard, ce dérangement nous est nécessaire pour envisager la poursuite d’une pratique de la spatialité heureuse.

Nos sociétés sont en constante évolution. L’instabilité est une composante intrinsèque du réel. Il est dur d'accepter que la plupart de nos souvenirs ne pourront être de nouveau concrets alors même qu’ils représentent dans leur ensemble notre matrice fondamentale sur laquelle nous nous sommes modelés. Il faut du courage pour se tenir devant son miroir et affirmer son évolution. Le paradigme de l’objet construit comme une sculpture inerte reflète l’idéal biaisé d’une foi simplifiée au profit de l’image pour sa forme et non pour son sens ; celle qui pense qu’au triomphe de la technique disparaît l’émotion. Pourtant, les deux sont divinement puissants lorsqu’ils se trouvent comparses plutôt qu’ennemis car l’un complète là où l’autre défaille.

Depuis le début des années 2000, il n’est question que d’excès climatiques en cascades, de destruction, de pandémies. Dans le domaine de la construction, cela se traduit par plusieurs tendances successives parmi lesquelles s’exprime librement une forme de greenwashing, encore lourdement utilisée comme argument de recevabilité. On traite ici de l’architecture de tableaux Excel, celle qui ne parle que de performances et d’étanchéité, qui se coupe de son site et de l’intégration pratique de ses usagers. En les considérant comme des personnages inactifs, elle leur impose une version universalisée et décontextualisée de la notion de confort. Cette architecture envisage l’instabilité comme un nuisible duquel elle doit se protéger. Son paradoxe : faire passer l’hyper technologique comme un argument de considération écologique à l’heure même où la demande est faite aux populations de la sobriété énergétique. L’architecture des glacières a poussé la déconnexion à son environnement au point de devoir s’inventer constamment de nouveaux systèmes pour y survivre.

Ce constat n’est pas nouveau. Glenn Murcutt est un architecte australien dont le travail reconnu est caractérisé par l'extrême compréhension de son continent natal et ses composantes climatiques localisées. Dans son ouvrage La Ràzon del Paisaje (la raison du paysage) (2), l’architecte argentin Matias Beccar Varela compile des extraits de conversations avec Murcutt qui évoquent son malaise face à la tendance actuelle : “Aujourd’hui, tout le monde parle de soutenabilité. Mais dès qu’un bâtiment possède de l’air conditionné (ventilation mécanique), cette notion s’efface ! {...} C’est pour cela que je suis gêné lorsque, par exemple, il est décerné un prix architectural majeur dans une catégorie nommée “développement durable” - comme s'il pouvait y avoir d’autres catégories en architecture ! Il suffirait de mentionner : tout le travail que nous fournissons doit tendre vers le chemin de la soutenabilité, et de manière tout à fait aussi importante, vers la responsabilité et la magnificence ordinaire de l’architecture.

Nous ne pouvons envisager que les futures générations grandissent dans des boites ascéptisées sous couvert de performance énergétique. Avant de parler de performance, il faut traiter le sujet de la consommation, et avant cela, celui des habitudes d’habiter. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, architectes français lauréats du prestigieux Pritzker Price en 2021 ont été précurseurs de cette notion dans l’intégralité de leur carrière. Cités dans une tribune récente de Vivien Chazelle au journal le Monde (3), ils évoquent cette redécouverte des arts décoratifs, sur le mode low tech : « Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il faut favoriser des systèmes passifs avec des occupants actifs plutôt que l’inverse : des systèmes actifs – utilisant la domotique – et des habitants passifs. Dans un système passif, dès que l’on a froid, dès que l’on a chaud, on se lève et on ferme ou on ouvre pour réguler l’ambiance thermique dans laquelle on se trouve, tandis que le système actif ne demande rien. (...) Est-ce que le confort, c’est être soumis à des systèmes qui nous dépassent et dont nous sommes dépendants, ou est-ce au contraire d’en dominer de plus simples qui restent à notre échelle et nous permettent de développer de nouvelles compétences ? »

Nous sommes entrés dans l'ère de l'anthropocène qui annonce la contrainte prophétique d’un futur de plus en plus chaotique et imprévisible. Les changements et les déséquilibres fréquents sont une composante à venir de notre profession et de notre quotidien. Tirons-en partie.

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Au cœur de toute part sombre se cache un trésor à découvrir.

L’architecte est un individu qui conçoit pour d’autres que lui. Il doit explorer leurs propres relations à l’habiter, et révéler leurs potentialités : il est le garant de la traduction d’un immuable. Son plus grand défi est de protéger et d’émouvoir, sans figer.

Si je vous demande de faire l’exercice de vous remémorer un souvenir marquant, avec comme condition qu’il soit bienheureux, vous risquez de prendre un peu de temps pour optimiser votre réflexion. Pourtant, quand vous l’aurez trouvé, il sera alors facile de communiquer l’exceptionnalité de ce moment, de cet instant ou de cette récurrence. Bien souvent, il sera devenu pour vous mémorable grâce à un fait mineur, un détail étonnant, parfois excessif : un imprévu. C’est autour de cette donnée que votre mémoire a construit la géométrie du reste de l’histoire : une grande partie est déformée par la perception du contexte mais cette chose là, elle, est intacte. Par sa présence centrale, elle peut être décrite de manière précise et contient la puissance de l’image mémorable. D'elle se dégage une vision, des sensations et des émotions : le terreau le plus fertile pour une matière à projet. L’instabilité qui a retenu votre attention s’est transformée en une image positive et bienfaisante. De l’imprévu a jailli le bénéfique.

Dans l’enseignement que nous co-animons avec Gilles Marty en troisième année de licence à l’ENSA de Grenoble, en France, nous nous servons de cette matière personnelle et unique à chacun avec nos étudiants pour leur permettre d’exprimer leur plein potentiel créatif.

De son voyage scolaire en France, Claudelle, québécoise, retient cette soirée pluvieuse de septembre. Elle est à Dijon, exténuée par une longue journée d’arpentage à travers la ville. Dans sa chambre d'hôtel, elle s'effondre sur son lit et pourtant ne peut trouver le sommeil. Sa fenêtre est placée à coté de l’enseigne qui scintille d’un néon jaune ardent : lumières éteintes, la pièce est baignée du halo acide, marque de l’établissement. Les phases d’émotions se succèdent : colère, panique, pleurs. Quand elle décide de placer des écouteurs sur ses oreilles, la chanson Paranoid Android de Radiohead se répète inlassablement. Petit à petit, entre somnolence et semi-conscience, elle plonge dans un état méditatif. Elle monte, descend, tombe ; l’immersion semble infinie. Combien de temps cela dure, nul ne le sait. À son réveil, Claudelle prendra la mesure du voyage spatio-temporel qu’elle a effectué, et en ressortira transformée. Un bout de la cinquième dimension l’a effleurée.

De cette expérience sensorielle jaillit une structure minimale, navette dédiée à la composition musicale, légère, transportable et ayant pour vocation une installation sur les toits du monde. De Montréal à Tokyo en passant par Bâle, elle se pose temporairement et à la manière de l’expérience de la “Pièce pour une seule couleur” d’Olafur Eliasson, transforme pour son hôte la vision de la ville, alors même qu’elle ne peut exister sans elle. (4) D’un néon agressif est née une capsule hors du temps et de l’espace, antre de création et ôde à la liberté. La sensibilité est le premier outil qu’un créatif met à l'œuvre. En le cultivant, c'est-à-dire en s'exerçant à cette expérience dans différentes dimensions, ce qui est intuition peut devenir orientation et point de départ d’un processus de recherche pour une formalisation concrète.

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Voir le verre à moitié plein.

Une étude publiée en octobre 2022 réalisée conjointement par le CNRS et Météo France montre un scénario réaliste qui revoit à la hausse les températures prévisionnelles envisagées sur le territoire Français à l’horizon 2100 et ce, en tenant compte des efforts réalisés pour réduire les émissions à effet de serre. Les 2°c de réchauffement moyen envisagés jusqu’alors sont plutôt projetés aux environs de 3,8°c de moyenne annuelle, avec des pics de 5 à 6°c en période estivale. (5) Il est certain que cela affectera les écosystèmes autant que les modes d’habiter.

La production des architectes et designers agissant dans le milieu de la construction doit tenir compte de cette composante et l’intégrer dans ses recherches et ses développements. L’ingéniosité et la force créative intrinsèque à nos professions doit être mise au service d’une recherche vertueuse : de la lecture sensorielle positive peut se révéler l’innovation technique et sociétale. Le bâtiment doit continuer d’avancer pour tendre vers une consommation énergétique et une empreinte carbone les plus minimales possibles, mais ne peut pas se limiter à cela. Il doit proposer de faire plus.

Le champ de l’enseignement possède la qualité de se confronter à la proximité immédiate de la réalité tout en bénéficiant de la force décomplexée des cerveaux neufs et audacieux des étudiants. C’est le domaine idéal pour réfléchir à l’étude des nouvelles composantes climatiques, avec leurs imprévus et leurs désordres. Intégrées à l’architecture, elles peuvent être observées via leurs qualités et non plus par ce qu’elles suppriment. Sans toutefois être totalement déconnectée des aspects destructeurs, il peut y avoir une voie qui considère l’étude des aspects bénéfiques d’une composante instable ou d’un milieu perturbateur, et qui se concentre à les exploiter. La création d’une discipline transversale appelant l’enseignement d’une forme de design pour le biome appliqué à l’architecture et au paysage est un élément de recherche dont les écoles peuvent se saisir. Il est sain qu’un designer s’aventure dans des questions spatiales autant qu’un architecte se plonge dans des idées de détails. L’un et l’autre sont bien souvent limités soit par le temps soit par leurs compétences pour explorer la qualité de ces réflexions qui pourtant permettent d’entrevoir une forme de réponse au contexte actuel. La puissance de l’école nous autorise à rêver à ces prototypes pouvant générer de la cohésion entre fabricant et concepteur, et permettre à terme une application démocratisée.

L'esthète compose alors avec l’analyste. En pensant les choses à l’envers et en considérant l’échelle minimale prioritaire face à la composition globale, il apparaît une évidence : le détail devient le catalyseur d’une prise de site réussie. Si par son intervention l’homme qui bâti ou celui qui rénove ne fait pas le minimum qui est d’améliorer mais ambitionne de donner plus au site sur lequel il s’inscrit, c’est alors qu’en créant un refuge, il crée aussi du sens.

Chaque couche composante d’un territoire possède ses propres caractéristiques, et depuis peu, elle doit également être considérée avec la récurrence des situations exceptionnelles qu’elle peut accueillir. Ces dimensions ne doivent pas être inhibées lorsqu’elles peuvent être activées.

Un extrait de réponse illustrant le propos peut être le projet du “Jardìn de Neblia” de Rodrigo Perez de Arce (6), dans le désert d’Atacama au Chili. Si le sol de ce territoire est le plus aride au monde, son atmosphère est l’une des plus brumeuses. Quand aucun élément ne vient freiner sa course, le nuage passe et la terre reste craquelée. Des grands panneaux et une matière intermédiaire développée entre le tissu et la natte ont rendu possible d’attraper la brume et de la transformer en gouttes d’eau bénéfiques. Grâce à l’utilisation du caractère plus fréquent des vents dominants, un jardin pousse dans le désert. Plus récemment, l'agence danoise Cobe architects a développé en collaboration avec la marque Oldebjerg le Klimaristen (7). La Grille Climatique (sa traduction littérale) est un objet qui utilise les conditions extrêmes des événements climatiques imprévus et les transforme en ressources. Ici, il est question d’utiliser les eaux de pluie. Le plateau supérieur est un simple capot filtrant, qui, selon sa position (0° ou 180°) permet soit la diffusion lente pour irriguer les végétations, soit l'évacuation des eaux vers les circuits de traitement. Activé par une action manuelle simple, l’objet utilise les forces d’une situations extrêmes pour les mettre à profit au quotidien.

Aborder le construit par le vivant permet de conserver une vision sur son caractère non figé et son imprévisibilité. Cela permet également de se poser des questions effectives sur l’acte de construire que la pratique de la réalité occulte trop souvent malgré elle : Quel poids pèse un projet ? Quelles qualités l’architecture ou l’objet peut apporter à un environnement naturel qui n'existait pas auparavant ? Peut-on rendre vertueux le dialogue entre l’habitant et son écosystème ?

Autant de questions qui attendent des réponses et qui peut être permettront d'exhauster la notion d’habiter en la connectant à l’instabilité du vivant.

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Références

(1)  Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, {introduction, p. 53}, ed. PUF, 1957

(2)  Matias Beccar Varela, La ràzon del paisaje, {Conversaciones con Glenn Murcutt, 1/ Obra, p. 13}, ed. TC Cuadernos, 2021

(3)  Vivien Chazelle, article « Architectes des bâtiments de France, nous rappelons que le confort entraîne des répercussions irréversibles dans nos villes », {paragraphe Une intrusion dans l’intime}, journal Le Monde, 14/10/2022

(4)  Atelier Gilles Marty & Maud Laronze, ENSAG L3S6, invitation dans le cadre de la semaine de Design International à Montréal, UQAM, 2019, étudiante : Claudelle Duval

(5)  Sebastiàn Escalòn, article “Le réchauffement climatique en France s’annonce pire que prévu”, journal du CNRS, 17/10/2022

(6)  Rodrigo Pérez de Arce y equipo, “Jardìn de Niebla”, 2012

(7)  Cobe Architects and Oldebjerg, “Klimaristen”, 2022